CHAPITRE VINGT
« Vous vouliez me voir, Albrecht ? »
Detweiler cessa de contempler le panorama de plages blanc sucre par la fenêtre de son luxueux bureau et se retourna vers la femme brune aux audacieux tatouages qui en franchissait le seuil.
« Oui, je crois bien », dit-il en désignant un des fauteuils posés devant son bureau.
Isabelle Bardasano obéit à l’ordre informulé, s’assit avec une grâce certaine, presque dangereuse, et croisa les jambes tandis qu’il gagnait son propre siège. L’expression de la jeune femme était attentive, et il songea une nouvelle fois à la férocité qui se cachait derrière cette façade… décorative.
Bardasano appartenait à une des « jeunes loges » de Mesa, ce qui expliquait ses tatouages et piercings élaborés. Ces jeunes loges représentaient une « nouvelle génération » de la hiérarchie industrielle mesane, qui adoptait un style de vie délibérément flamboyant, étalant richesse et puissance devant une galaxie à la vertueuse désapprobation. Très peu de leurs membres s’étaient vu confier la totalité des projets de Mesa, et ce pour plusieurs raisons. La plus importante étant que la richesse, le goût du privilège et l’arrogance qui étaient leur image de marque avaient été délibérément encouragés comme un signe supplémentaire des excès de Manpower et autres entreprises hors la loi, de leur décadence. À présent que la culmination approchait rapidement, il était plus nécessaire que jamais de détourner l’attention des activités de l’Alignement, et les jeunes loges s’en acquittaient à la perfection. Bien sûr, leur style de vie les rendait aussi un peu plus vulnérables aux assassins du Théâtre. C’était regrettable mais tous les génotypes en question étaient conservés en lieu sûr et la poudre aux yeux valait bien le prix à payer. Si cela servait aussi à convaincre la Galaxie que Mesa était de plus en plus dominée par des sybarites hédonistes et d’inutiles zombies, c’était encore mieux.
Toutefois, certains de ces « sybarites hédonistes » étaient tout sauf des zombies, et Bardasano en donnait un excellent exemple. Le meilleur, en fait. Son génotype brillait depuis au moins une demi-douzaine de générations par son intelligence et son implacable détermination. Il avait hélas ! aussi abrité quelques traits regrettables et, à un moment, on avait envisagé d’éliminer les derniers représentants de la lignée pour repartir depuis une étape bien antérieure. Les traits positifs étaient cependant si forts qu’on avait au contraire mis en place un programme curatif, et Isabelle était la preuve de son complet succès. Il avait fallu éliminer deux de ses prédécesseurs immédiats quand leur absence de scrupules naturelle les avait rendus un peu trop ambitieux pour le bien commun, mais une ambition intelligente et maîtrisée était toujours utile, comme Bardasano le prouvait chaque jour. Et, si elle n’était toujours pas exempte de perversions sexuelles ni de comportements un peu sociopathes, cela ne constituait pas un handicap sérieux, surtout pour quelqu’un dont le domaine d’expertise était les opérations secrètes. Bien sûr, il faudrait résoudre ces problèmes lors de la génération suivante ou celle d’après si la lignée devait acquérir un statut alpha permanent, ce qu’Isabelle comprenait fort bien.
En attendant, toutefois, elle était sans doute la meilleure spécialiste des opérations secrètes qu’avait produite Mesa depuis au moins un siècle T. Detweiler s’amusait de constater que les gens extérieurs au noyau de l’Alignement entretenaient souvent des doutes quant à sa santé mentale, en particulier du fait de son attitude envers lui. Il était notoire, parmi les lignées d’élite mesanes, que les Bardasano avaient failli être éliminés, aussi son apparente insouciance ajoutait-elle à sa réputation de… bizarrerie et fournissait-elle un précieux degré de protection supplémentaire quand l’un de ses fils ou lui faisait appel à ses services. Tandis qu’il l’observait par-dessus le bureau, il fut une nouvelle fois tenté de lui apprendre qu’un croisement entre les génotypes Bardasano et Detweiler était en cours d’évaluation, mais il décida de s’en abstenir. En tout cas dans l’immédiat.
« Bien, dit-il en se balançant légèrement sur son fauteuil. Je dois dire qu’au moins pour l’instant l’élimination de Webster – et, bien sûr, l’opération Mort aux rats – fonctionne très bien. Sauf en ce qui concerne les nouvelles armes que les Manties semblent avoir trouvées.
— Pour l’instant », acquiesça-t-elle, mais il y avait dans sa voix une légère réserve, si bien qu’Albrecht fronça le sourcil.
« Quelque chose vous inquiète, là-dedans ?
— Oui et non », répondit-elle. Comme il agitait les doigts pour l’inviter à poursuivre, elle haussa les épaules. « Pour l’instant, et à court terme, ça produit exactement l’effet désiré. Je ne parle pas de ce qui s’est passé en Lovat, vous le comprenez. Ça sort de mon domaine de compétence, et je suis sûre que Benjamin et Daniel ont des équipes qui travaillent là-dessus à plein temps. Si l’un ou l’autre a besoin de mon aide, je suis sûre aussi qu’il me le dira. Mais, en dehors de ça, les assassinats ont eu l’effet désiré. Les Manties – du moins une majorité suffisante d’entre eux – sont convaincus que Havre se tenait derrière tout ça, le sommet a été annulé et on dirait que nous avons stimulé la méfiance d’Élisabeth à l’égard de Pritchart. Je suis juste un peu insatisfaite que nous ayons dû monter les deux opérations dans un laps de temps aussi réduit. Je n’aime pas l’improvisation, Albrecht. L’analyse minutieuse et la préparation exhaustive nous ont trop bien servis pendant trop longtemps pour que je sois à l’aise dans la précipitation, quoi qu’en pense le conseil stratégique.
— Bien reçu, dit Detweiler. Et c’est tout à fait pertinent. Benjamin, Collin et moi avons discuté de considérations très semblables. Malheureusement, nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il va nous falloir de plus en plus improviser à mesure que nous entrerons dans la phase de fin de partie. Vous savez que ç’a toujours été prévu.
— Bien sûr. Ça ne me réjouit pas plus, toutefois. Et je ne veux vraiment pas qu’on adopte une mentalité d’improvisateurs parce qu’on approche de la fin de partie. Les deux lois que je m’efforce toujours de garder à l’esprit sont celle des effets secondaires et celle de Murphy, Albrecht. Et, ne nous voilons pas la face, l’élimination de Webster et l’attentat contre la « reine Berry » ont un certain nombre d’effets secondaires potentiels.
— Il y en a toujours quelques-uns. Avez-vous des sujets particuliers d’inquiétude, cette fois-ci ?
— À dire vrai, il y a bien une ou deux, choses qui me préoccupent », admit-elle, et son interlocuteur plissa les yeux. Il avait appris au fil des ans à se fier au radar interne de Bardasano. Elle se trompait parfois mais, lorsqu’elle avait des réserves, elle n’hésitait pas à se mouiller et à l’admettre plutôt que de feindre de croire que tout allait bien. Et, s’il lui arrivait de se tromper, elle avait bien plus souvent raison.
« Dites-moi.
— D’abord, je crains toujours que quelqu’un ne comprenne comment nous avons fait et ne remonte jusqu’à nous. Je sais que personne n’est encore passé près de découvrir le pot aux roses… du moins autant qu’on puisse le savoir. Mais les Manties sont bien plus avancés en matière de biosciences que les Andermiens ou Havre. En outre, ils ont un accès direct à Beowulf. »
Detweiler crispa involontairement la mâchoire à ce nom, en une réaction quasi pavlovienne, une pointe de colère instinctive. Il se répéta une nouvelle fois que laisser cela affecter sa réflexion était dangereux.
« Je doute que même les Beowulfiens additionnent deux et deux très vite, dit-il après quelques instants. Je suis sûr qu’ils y arriveront au bout du compte, avec assez de données – en tout cas, ils en ont la capacité –, mais, compte tenu de la vitesse à laquelle se détruisent les nanites, il est très improbable qu’ils aient accès aux cadavres assez tôt pour déterminer quoi que ce soit de concluant. Toutes les études et les simulations d’Everett et Kyprianou l’indiquent. C’est bien sûr une éventualité à garder en tête, mais nous ne pouvons pas lui permettre de nous faire hésiter à employer une technique dont nous avons besoin.
— Je ne dis pas que nous le devrions, je ne fais que signaler un danger potentiel. Et j’ai moins peur d’un examen médical que de voir la même conclusion – que c’est une bioarme mise au point par nous – atteinte par quelqu’un qui suivrait d’autres pistes.
— Quel genre d’autres pistes ? demanda-t-il, ses yeux s’étrécissant encore.
— D’après les derniers rapports, Élisabeth et la majorité du gouvernement Grandville, sans parler du Mantie moyen, sont persuadés que Havre est coupable. La plupart partagent la théorie de la reine selon laquelle Pritchart, pour une raison inconnue, a estimé que sa proposition de sommet initiale était une erreur. Nul n’a d’hypothèse convaincante en ce qui concerne la raison en question, toutefois. Et certains – notamment Havre-Blanc et Harrington – ne semblent pas même convaincus de la culpabilité de Havre. Depuis la chute de Haute-Crête, nous ne sommes plus assez bien infiltrés pour confirmer une information pareille, hélas ! mais les sources dont nous disposons encore le suggèrent toutes. Gardez à l’esprit, je vous prie, qu’il faut du temps aux communications des sources en question pour nous atteindre.
On ne peut quand même pas poser ces questions-là aux journalistes comme on récolte des articles sur les opérations militaires telles que Lovat. À l’heure qu’il est, même avec des messagers-éclair par le conduit de Beowulf, nous ne nous fondons encore que sur des rapports préliminaires.
— Compris. Continuez.
— Ce qui m’inquiète, c’est qu’une fois qu’Élisabeth aura eu le temps de s’apaiser après sa réaction initiale, Havre-Blanc et Harrington resteront deux de ceux au jugement desquels elle se fie le plus. Je les crois tous les deux trop malins pour la bousculer en ce moment, mais aucun n’est très susceptible non plus d’adopter la ligne du parti s’il ne la partage pas. En outre, malgré la manière dont ses adversaires politiques la caricaturent parfois, Élisabeth est elle-même très intelligente. Donc, si deux personnes dont elle respecte le jugement s’affirment discrètement mais fermement convaincues que la situation n’est pas aussi simple qu’il y paraît, elle risque de se révéler plus perméable à leur raisonnement qu’elle-même ne l’imagine.
» Ce qui m’inquiète aussi, c’est qu’il existe deux scénarios de rechange concernant les responsables des attentats. L’un, bien sûr, est qu’il s’agisse de nous – ou, du moins, de Manpower. Le second est qu’il se soit bien agi d’une opération havrienne mais non sanctionnée par Pritchart ni aucun membre de son gouvernement. En d’autres termes, qu’elle ait été montée par un élément renégat au sein de la République, opposé à la fin de la guerre.
» Des deux, le second est sans doute le plus probable… et le moins dangereux de notre point de vue. Attention, il serait déjà assez regrettable qu’on parvienne à convaincre Élisabeth et Grandville que l’offre de Pritchart était sincère mais que des éléments sinistres et maléfiques – par exemple des revenants du mauvais vieux temps du Service de sécurité – ont décidé de la saboter. Même si ça changeait la position de la reine à propos du sommet, toutefois, ça ne mènerait personne droit à nous. Par ailleurs, ça n’arrivera pas d’un jour à l’autre. En mettant les choses au pire, je pense que, même si quelqu’un suggérait cette hypothèse aujourd’hui – il est d’ailleurs fort possible que ce soit fait –, il faudrait sans doute à Élisabeth encore plusieurs semaines, voire plusieurs mois, pour changer d’avis. Et, maintenant que les opérations militaires ont repris, les nouvelles pertes humaines et matérielles vont peser lourdement contre tout effort effectué pour ressusciter l’accord d’origine.
» La première possibilité, toutefois, m’inquiète plus, même si elle paraît pour l’instant bien moins probable. Que les Manticoriens soient convaincus d’avoir affaire à une technique d’assassinat havrienne détourne leur attention de nous et de toutes les raisons que nous aurions de tuer Webster ou Berry Zilwicki. Si on parvient à démontrer que les « ajustements » réalisés par les assassins mettent fatalement en jeu un composant bionanite indétectable, toutefois, on soupçonnera aussitôt que, même si Havre applique cette technique, il ne l’a pas créée. La République n’a tout bonnement pas les compétences nécessaires, et quelqu’un d’aussi intelligent que Patricia Givens ne croira pas le contraire un seul instant. Et ça, Albrecht, ça poussera la même personne intelligente à se demander qui les a. Plusieurs réponses seront possibles mais, dès qu’on commencera à réfléchir en ces termes, les deux noms qui arriveront en haut de la liste seront Mesa et Beowulf, et je ne crois pas que quiconque croie en la culpabilité de ces salauds moralisateurs de Beowulf. Auquel cas, la réputation de Manpower a des chances de nous être fatale. Par ailleurs, les services de renseignement manties comme havriens savent que « Manpower » a recruté d’anciens éléments de SerSec, ce qui a de bonnes chances de suggérer un rapport entre nous et un autre élément de SerSec potentiel, caché dans les broussailles de la République actuelle. Et c’est beaucoup trop proche de la vérité pour me satisfaire.
» Tout cela ne serait déjà pas marrant. Si on en arrive à ce point, cependant, on sera peut-être disposé à franchir encore une étape. Plutôt que de fournir la technique à un renégat de Havre, qu’est-ce qui nous empêcherait de nous en servir nous-mêmes ? Et si les Manticoriens se posent cette question, tous nos mobiles – ceux qu’ils attribuent déjà à Manpower et ceux, aussi, que nous avons pour de bon – vont se porter à leur attention. »
Detweiler fit pivoter son fauteuil de droite et de gauche durant plusieurs secondes, réfléchissant à ce qu’il venait d’entendre, puis il grimaça.
« Je ne peux pas réfuter les inconvénients de vos scénarios, Isabelle. Toutefois, je pense qu’ils entrent dans la catégorie que j’évoquais tout à l’heure : nous ne pouvons pas laisser la crainte d’événements qui ne se produiront peut-être pas nous empêcher d’utiliser les techniques dont nous avons besoin. Et puis, comme vous venez de le signaler, la probabilité pour que quiconque décide que c’était nous – en tout cas pour notre propre compte plutôt que pour celui de Havre – est faible.
— Faible ne signifie pas nulle, objecta Bardasano. Et il y a autre chose qui m’ennuie : j’ai un rapport non confirmé selon lequel Zilwicki et Cachat auraient rendu visite à Harrington sur son vaisseau amiral à l’étoile de Trévor.
— Rendu visite à Harrington ? répéta Detweiler un peu plus sèchement. Pourquoi n’en ai-je pas encore entendu parler ?
— Parce que le rapport est arrivé sur le vaisseau-éclair qui confirmait l’annulation du sommet par Élisabeth, répondit calmement son interlocutrice. Je n’ai pas encore fini d’examiner tout ce qui en a été téléchargé mais il est très possible que ces deux-là soient vraiment allés la voir.
— À l’étoile de Trévor ? » Il répétait ses paroles pour des raisons d’emphase, non de doute ou de déni, et elle hocha la tête.
« Comme je le disais, il s’agit d’un rapport non confirmé. Je ne sais pas encore quel crédit lui accorder. Mais, s’il est exact, Zilwicki a pris sa frégate jusqu’à l’Étoile de Trévor, avec Cachat – un espion havrien notoire, nom d’un chien ! – à son bord, ce qui signifie qu’on les a autorisés à transiter par le trou de ver – et à proximité des unités d’Harrington –, bien que le système tout entier ait été déclaré zone militaire close par Manticore, au point que l’ordre de tirer à vue a été diffusé sur tous les canaux de navigation, dans les journaux, et placardé sur toutes les surfaces des plateformes de service ou d’entreposage du terminus de Trévor. Sans parler des balises placées autour du système à l’usage de tout vaisseau assez stupide pour y pénétrer à partir du terminus. Il semblerait aussi qu’Harrington ait non seulement rencontré Cachat mais lui ait permis de s’en aller. Ce qui me fait penser qu’elle accorde assez de crédit à ce que les deux hommes lui ont raconté. Et, franchement, je ne vois pas ce qu’ils auraient pu lui dire que nous aimerions qu’elle entende. »
Detweiler marqua son accord d’un reniflement dur.
« Vous avez raison sur ce point, acquiesça-t-il. Cela dit, je suis sûr que vous avez au moins une théorie à propos des raisons spécifiques de leur visite. Alors jouez la mouche sur la cloison et dites-moi ce qu’ils ont dû lui raconter.
— Selon moi, ils tenaient surtout à lui faire comprendre que Cachat n’était pour rien dans Mort aux rats. Du moins, que ni lui ni aucun de ses subordonnés n’avait organisé l’opération. Et, s’il était d’accord pour confirmer son statut d’agent de Trajan en Erewhon, le fait qu’il n’a pas trempé dans l’affaire – pour peu que Harrington l’ait cru – serait très significatif. Or nous avons hélas ! toutes les raisons de penser qu’elle le croirait s’il lui parlait face à face. »
Detweiler étouffa une nouvelle pointe de colère, peut-être encore plus aiguë. Il savait où voulait en venir Bardasano. Wilhelm Trajan était le directeur du Service de renseignement extérieur de la République, choisi par Pritchart elle-même. Il ne possédait pas le génie des opérations secrètes improvisées de Kevin Usher, mais la présidente estimait avoir besoin de ce dernier pour l’Agence fédérale d’investigation. Et, quoi qu’on pût dire de lui, la loyauté de Trajan envers la Constitution et Héloïse Pritchart – dans cet ordre – était absolue. Il n’avait pas ménagé ses efforts pour purger le SRE de ses derniers éléments issus de SerSec, et qu’il eût monté une opération renégate hors des canaux normaux était absolument exclu. La seule manière dont Mort aux rats avait pu être montée sans que Cachat fût au courant était donc à partir d’un niveau bien inférieur et à l’aide de ressources distinctes.
C’était déjà assez ennuyeux, mais la véritable étincelle ayant enflammé la colère de Detweiler était la référence indirecte de Bardasano à ces satanés chats sylvestres de Sphinx, qu’on ne vouerait jamais assez aux gémonies. Pour des bestioles aussi petites, velues et en apparence bien mignonnes, ils avaient déjà réussi à foutre en l’air bien trop d’opérations secrètes – havriennes comme mesanes. Surtout en collaboration avec cette salope d’Harrington. Si Cachat était arrivé à portée de voix de la duchesse, son maudit chat avait su qu’il disait la vérité.
« Quand cette conversation a-t-elle eu lieu, d’après votre rapport non confirmé ?
— Environ une semaine T après l’envoi du message d’Élisabeth. Le rapport en question émane d’une de nos sources protégées avec le plus grand soin, cela dit, donc son délai d’acheminement a été encore plus long que d’habitude. Une des raisons pour lesquelles il n’est pas encore confirmé est qu’il a à peine eu le temps de se glisser dans le circuit de renseignement normal.
— Donc Harrington, elle, a eu celui de répéter tout ce qu’elle a appris à Élisabeth et Grandville avant même de partir pour Lovat, sans que nous en sachions rien ?
— Oui. » Bardasano haussa les épaules. « Je ne crois pas que la reine ni Grandville risquent d’accepter l’innocence de Havre, quoi qu’ait pu déclarer Cachat. Tout ce qu’il peut affirmer c’est que, autant qu’il le sache, Havre est innocent. Même s’ils croient qu’il dit vrai, cela ne signifie pas qu’il a raison. Il a pu convaincre Harrington de sa sincérité, mais que Havre n’ait rien fait n’est qu’une opinion personnelle… et il est très difficile de prouver qu’on n’a rien fait sans quelques pièces à conviction en soutien. Je doute donc fort que ce qu’elle a pu entendre et répéter empêche la reprise des opérations militaires. Et, comme je le disais, puisque le sang recommence à couler, la guerre va reprendre de l’élan.
» Ce qui m’inquiète nettement plus, c’est que nous ignorons où Zilwicki et Cachat sont allés après avoir quitté Harrington. Nous avons toujours su que ce sont deux fort bons agents, qui font preuve d’une compétence impressionnante dans l’analyse des informations qui tombent entre leurs mains. Jusqu’ici, cela nous a davantage nui tactiquement que stratégiquement, c’est exact, et il n’y a encore aucune preuve qu’ils aient commencé à peler l’oignon. Toutefois, si Cachat combine les sources de Havre à ce que Zilwicki obtient du Théâtre, je dirais qu’ils ont plus de chances que quiconque d’assembler des pièces gênantes. Surtout quand ils auront étudié de près Mort aux rats et la manière dont l’opération a pu être montée si Havre n’y est pour rien. Seuls, ils ne peuvent pas utiliser l’infrastructure dont disposent Givens ou Trajan, mais ils ont beaucoup de talent, beaucoup de motivation et bien trop de sources.
— Et la dernière chose dont on a besoin, c’est que ces dingues du Théâtre se rendent compte qu’on les utilise depuis presque un siècle et demi, gronda Detweiler.
— Je ne sais pas si c’est la dernière mais ça figurerait sans mal dans ma liste de la demi-douzaine de choses que nous n’aimerions vraiment pas voir arriver », dit Bardasano avec un sourire aigre. Malgré lui, son interlocuteur eut un rire dur.
L’enthousiasme avec lequel le Théâtre attaquait Manpower et toutes ses réalisations avait fourni un masque supplémentaire, encore qu’involontaire et imprévu, pour camoufler les véritables activités et objectifs de Mesa. Que certains des cadres supérieurs de l’entreprise fussent membres au moins du cercle extérieur de l’Alignement signifiait qu’un ou deux assassinats commis par le Théâtre avaient eu de graves conséquences. La plupart des individus massacrés par les ex-esclaves vindicatifs, toutefois, n’étaient que des leurres dont on pouvait aisément se passer, arrachés à la couche supérieure de l’« oignon » et qui ne manqueraient à personne. La guerre sanglante entre l’entreprise « hors la loi » et son opposition « terroriste » avait donc concentré l’attention sur le chaos général, la détournant de ce qui se passait réellement.
Aussi utile que cela fût, il s’agissait d’une épée à double tranchant. Puisque seul un pourcentage dérisoire des employés de Manpower étaient conscients d’un but caché plus profond, le Théâtre avait peu de chances de s’en aviser. La possibilité avait cependant toujours existé, et quiconque les ayant vus percer à maintes reprises la sécurité de Manpower savait que Jeremy X et ses meurtriers séides pourraient un jour se révéler dangereux s’ils devinaient la vérité et décidaient de changer les critères de sélection de leurs cibles. Or, si Zilwicki et Cachat approchaient vraiment d’additionner deux et deux…
« À quel point estimez-vous probable que ces deux-là rassemblent assez d’éléments pour compromettre l’échafaudage à ce stade ? demanda-t-il enfin.
— Je doute qu’on puisse répondre à cette question de manière concluante, dit Bardasano. La possibilité existe, cela dit, Albrecht. Nous avons enfoui nos secrets aussi profondément que possible, nous avons assemblé des organisations de protection, des façades, et nous avons fait de notre mieux pour entasser les couches de diversion. Mais nous nous sommes toujours surtout reposés sur le fait que « tout le monde sait » ce qu’est et ce que veut Manpower. Les probabilités sont à mon sens très faibles pour que même Cachat et Zilwicki découvrent que ce que « tout le monde sait » est une mise en scène, en particulier du fait que nous avons eu tout notre temps pour la mettre en place. C’est toutefois possible, et j’insiste : si qui que ce soit peut le faire, ces deux-là sont les premiers sur la liste.
— Et nous ne savons pas où ils sont en ce moment ?
— La Galaxie est vaste, remarqua Bardasano. Nous savons où ils étaient il y a deux semaines T. Je peux mobiliser nos troupes pour les chercher, et nous pourrions certainement atteler toutes nos sources de Manpower à cette tâche sans soulever de soupçons particuliers. Mais vous savez aussi bien que moi que cela revient essentiellement à ne pas bouger en attendant qu’ils se montrent. »
Detweiler eut une nouvelle grimace. Malheureusement, elle avait raison et il le savait bel et bien.
« Soit, dit-il. Je veux qu’on les trouve. Je connais les limites que nous affrontons, mais trouvez-les aussi vite que possible. Et quand ce sera fait, éliminez-les.
— Plus facile à dire qu’à faire. Comme l’a démontré l’assaut de Manpower sur le manoir de Montaigne.
— C’était Manpower, pas nous », riposta Detweiler.
Utiliser l’entreprise comme un masque entraînait, entre autres problèmes, que trop de ses cadres n’avaient pas plus idée que le reste de la Galaxie qu’on se servait d’eux. Il était donc nécessaire de leur laisser la bride sur le cou afin de les empêcher de découvrir cette petite vérité gênante… ce qui produisait parfois des opérations telles que le fiasco de Chicago ou l’attaque du manoir de Catherine Montaigne sur Manticore. Par chance, même celles qui se soldaient par un désastre complet du point de vue de Manpower nuisaient rarement aux buts de l’Alignement, et une catastrophe occasionnelle contribuait à l’impression de maladresse que présentait Mesa à la Galaxie.
« Si nous les trouvons, cette fois-ci, ce ne sera pas Manpower qui agira, continua Detweiler, sombre. Ce sera nous… vous. Et je désire que cette tâche reçoive la plus haute priorité, Isabelle. En fait, nous devons tous les deux aller en discuter avec Benjamin. Il a déjà quelques unités araignées disponibles – il s’en sert pour entraîner ses équipes, conduire des exercices et évaluer des systèmes. Compte tenu de ce que vous venez de dire, je pense qu’il serait valable d’en déployer une vers Verdant Vista. Toute la Galaxie connaît cette satanée frégate de Zilwicki. Il est peut-être temps de lui préparer un petit accident anonyme. »
Les yeux de Bardasano s’écarquillèrent un peu, elle parut un instant sur le point de protester, puis elle changea visiblement d’avis. Non, selon Detweiler, qu’elle eût peur de le contredire si elle pensait qu’il se trompait ou courait des risques injustifiés. Une des qualités qui la rendaient si précieuse était qu’il ne s’était jamais agi d’une béni-oui-oui. Si elle était en désaccord avec lui, elle le lui dirait avant que l’opération ne soit organisée. Toutefois, elle prendrait aussi un peu de temps pour y réfléchir, afin d’être sûre de ce qu’elle pensait avant d’ouvrir la bouche. Et c’était là une autre des qualités qui la lui rendaient si précieuse.
Je ne doute pas qu’elle en discute aussi avec Benjamin, songea-t-il, sardonique. Si elle a des réserves, elle voudra les lui soumettre afin d’obtenir un deuxième point de vue. Et, bien sûr, à deux, ils pourront me contrer plus facilement s’ils tombent d’accord.
Ce qui, au bout du compte, convenait parfaitement à Albrecht Detweiler : il n’était en aucun cas convaincu de son infaillibilité.
« Très bien, dit-il en se laissant aller en arrière avec l’air de passer une vitesse mentale. Je voulais aussi vous parler d’Anisimovna.
— À quel sujet ? » Bardasano avait adopté un ton un peu plus prudent. Elle inclina la tête de côté, observant Detweiler avec attention.
« Je ne compte pas changer d’avis et la faire éliminer, si c’est ce qui vous inquiète, Isabelle, dit-il.
— Je ne dirais pas tout à fait que ça m’inquiétait, répondit-elle. Je pense juste que cela reviendrait à gâcher un élément utile et, comme je l’ai déjà dit, je ne crois pas que ce qui s’est passé dans le Talbot soit sa faute plus que la mienne. D’ailleurs, compte tenu de la masse d’informations dont je disposais par rapport à elle, c’est presque certainement davantage de la mienne. »
Isabelle Bardasario, se dit Detweiler, était l’une des très rares personnes, même au sein du cercle intérieur de l’Alignement, qui eût osé lui faire un aveu pareil. Encore une grande qualité.
« Je répète que je ne me prépare pas à la faire éliminer, reprit-il. Ce que vous venez de dire, cependant, répond en grande partie à la question que j’allais poser. À savoir : pensez-vous qu’il soit temps de la faire entrer jusqu’au bout dans l’affaire ? Est-elle un « élément » assez « utile » pour devenir membre à part entière de l’Alignement ?
— Hum… »
Detweiler ne voyait pas souvent cette femme-là hésiter. Ce n’était d’ailleurs pas réellement ce qu’il voyait en ce moment, se rendit-il compte. Elle paraissait plus surprise qu’hésitante.
« Peut-être, oui, dit-elle lentement, les yeux étrécis par la réflexion. Son génome est une lignée Alpha, et elle en sait déjà plus que la plupart des gens qui ne sont pas membres à part entière. La seule réserve que j’aurais à formuler quant à sa nomination – et elle est mineure – serait qu’elle se sent un peu plus supérieure aux autres que je ne l’aimerais. » Voyant son interlocuteur hausser un sourcil, elle se reprit : « Ce n’est pas seulement elle, Albrecht. En fait, je suis bien plus inquiète à propos de quelqu’un comme Sandusky qu’à propos d’Aldona. La vérité est qu’une bonne partie d’entre nous – y compris certains membres à part entière – ont tendance à se croire fatalement supérieurs dans un affrontement avec n’importe quel individu normal. C’est dangereux, surtout si le « normal » est un Zilwicki ou un Cachat – ou, d’ailleurs, une Harrington, quoique, vu son pedigree du côté paternel, je la soupçonne de ne pas être elle-même tout à fait normale, quelles que soient ses loyautés. C’est un travers dont je dois moi-même me garder et, dans le cas d’Aldona, c’est probablement exacerbé par le fait qu’elle n’est pas encore membre à part entière… alors qu’elle croit l’être. Vu ce que savent ou croient savoir des enjeux pour lesquels nous jouons réellement les membres du conseil stratégique non initiés à part entière, son complexe de supériorité n’est pas dramatique. Et elle est sans aucun doute assez intelligente pour comprendre ce qui se passe pour de bon – et pourquoi – si vous décidez de le lui dire. Si on la fait entrer parmi nous, je pense donc qu’on peut espérer extirper d’elle assez vite l’essentiel de cette… vanité. Puis-je savoir pourquoi la question se pose à ce moment précis ?
— À la lumière de ce qui s’est produit en Lovat, j’envisage de ressusciter l’opération Monica en me servant d’un intermédiaire différent, répondit Detweiler. Or, compte tenu de la manière dont nous nous sommes brûlé les doigts la dernière fois, je désire que le responsable de la nouvelle opération sache ce que nous cherchons réellement à obtenir.
— Moi, la dernière fois, je le savais, fit remarquer Bardasano.
— Oui. Mais votre couverture est efficace en partie grâce à votre relative absence d’autorité officielle hors de l’Alignement. Voilà pourquoi Anisimovna était la responsable principale aux yeux du conseil stratégique. Et c’est aussi une des raisons pour lesquelles je ne peux pas vous envoyer régler ça en solo cette fois-ci. Il y en a d’autres, toutefois, notamment le fait que je désire vous voir rester ici pour gérer la situation entre Manticore et Havre. Et pour vous occuper de Cachat et de Zilwicki si nous les localisons. Je ne veux pas que vous soyez hors d’atteinte si j’ai besoin de vous, et il y a une limite à la quantité d’éclairs que nous pouvons lâcher dans la Galaxie sans que quelqu’un finisse par remarquer que notre courrier circule un peu plus vite que celui de tout le monde.
— Je vois. »
Bardasano s’adossa, en proie à des réflexions intenses, puis elle prit une profonde inspiration.
« Sur cette base, je recommande sans conteste la promotion d’Aldona. Mais je pense aussi qu’il serait bon de réfléchir très sérieusement avant de décider de ressusciter Monica. Et de peser cela à la lumière des inquiétudes que j’ai déjà exprimées concernant l’improvisation.
— Je vous l’accorde, acquiesça Detweiler. Et je ne dis pas que j’ai déjà pris une décision ferme. Je continue d’y réfléchir. Toutefois, si nous décidons bel et bien de tenter cette approche, ce ne sera pas aussi improvisé que ça peut le paraître, puisque nous pourrons nous appuyer sur une bonne partie de boulot effectué pour l’opération Monica. Oh… (il agita une main comme pour chasser un moustique) pas en Monica même, évidemment. Mais en Meyers, avec Crandall. »
Bardasano plissa légèrement le front puis hocha la tête.
« Nous servir de Crandall pour motiver Verrochio, vous voulez dire ?
— Nous servir de Crandall, oui. Et de Verrochio. Mais je pense plus à Crandall comme… facteur tranquillisant pour Verrochio. La motivation, nous la lui fournirons par Hongbo.
— Vous voulez contacter Hongbo de manière explicite ? fit Bardasano sur un ton légèrement dubitatif.
— C’est déjà fait, remarqua Detweiler en reniflant. Jusqu’ici, il a très bien géré le commissaire Verrochio pour notre compte. Il ne sera pas trop surpris qu’on requière à nouveau son assistance.
— J’ai l’impression qu’il… hésiterait à relancer si tôt une variante de Monica, dit sa compagne. Il est plus malin que Verrochio, et sans doute bien plus conscient des conséquences probables s’ils tentent un coup pareil une deuxième fois et le ratent encore. Oh, il ne s’inquiète pas de l’Assemblée ni des tribunaux.
Il s’inquiète de ce que leurs camarades satrapes leur feront s’ils éclaboussent encore la Sécurité aux frontières.
— Je sais bien. Et, naturellement, il ne se rend pas compte que, si nous réussissons, ses confrères commissaires de la DSF seront le cadet de ses soucis. Mais, malgré cela, j’hésite vraiment à laisser perdre tous nos préparatifs. Surtout du fait que nous devrons éliminer Crandall et Filareta si nous ne pouvons pas les utiliser maintenant.
— Parfois, il est préférable d’annuler une opération, quelle que soit la somme investie, le mit en garde Bardasano. Je pense au vieux cliché disant qu’on risque de perdre beaucoup en essayant d’éviter de perdre un peu. Et aussi à celui qui parle de doubler l’échec.
— D’accord. Et j’ai la ferme intention d’en discuter à fond avec Collin avant de prendre une décision. D’ailleurs, je vous demanderai de participer à ces débats. Mais le but n’est pas seulement de rentabiliser notre investissement. Je m’inquiète des effets à long terme de ce que les Manties ont dévoilé en Lovat. J’estime encore plus crucial qu’avant de leur mettre la pression et de les repousser le plus possible. Et je me dis qu’avec le sommet capoté et la guerre recommencée il ne devrait pas être trop dur de convaincre un Verrochio qu’ils sont trop occupés avec Havre pour réagir à une menace brutale de la Ligue solarienne.
— Une « menace brutale » ? répéta-t-elle prudemment.
— Je pense qu’il ne faudrait pas beaucoup encourager la Nouvelle-Toscane pour qu’elle nous fasse un instrument encore meilleur que Monica la dernière fois. La Flotte des frontières a déjà envoyé un détachement de renfort en Meyers, ce qui devrait rendre du courage à Verrochio. Et il se trouve que le commandant du détachement en question, je le sais, n’aime pas tellement les « néobarbares ». Précisément, il n’aime pas les Manties. À cause d’un incident avec un cargo manticorien, au cours duquel il s’est fait taper sur les doigts très fort alors qu’il était tout jeune officier. Les contacts de Franklin avec la Ligue nous permettent de le faire nommer sans avoir besoin de le contacter directement, si bien qu’il ne saura rien de notre rôle dans l’affaire. Compte tenu de son passé, je suis sûr qu’il est déjà furieux des accusations manticoriennes concernant la complicité de grandes entreprises solariennes – et, bien sûr, des vilains Mesans – dans l’incident de Monica. Si Hongbo et Verrochio le contactent de manière idoine, je suis à peu près sûr qu’il sera disposé à y remédier, surtout si l’assistance de la Ligue est officiellement requise par une nation ayant des intérêts légitimes dans la région. Comme, mettons, la Nouvelle-Toscane, tiens. Et l’un des traits les plus marqués de Verrochio a toujours été son sale caractère. Pour peu qu’Hongbo souffle un peu d’hydrogène sur le feu au lieu d’essayer de l’éteindre, il brûlera de rendre la monnaie de sa pièce à Manticore pour son humiliation actuelle. Et si jamais il savait – ou si on lui disait – que notre chère amie Crandall se trouve dans les environs, à la tête d’une force d’intervention de supercuirassés de la Flotte de guerre, cela pourrait tout à fait empêcher ses genoux de trembler.
— Et vous voulez qu’Aldona soit au courant de tout pour manipuler la Nouvelle-Toscane et Hongbo, comprit Bardasano. Parce que, cette fois-ci, on ne pourra pas la rouler dans la farine en lui racontant que Technodyne veut s’emparer de la technologie mantie ou que, nous, nous voulons juste empêcher Manticore d’annexer l’amas de Talbot en raison de sa proximité avec Mesa.
— C’est à peu près ça, oui. » Detweiler haussa les épaules. « Sans Technodyne et Levakonic pour nous servir de paravent en fournissant des croiseurs de combat à Monica, elle va devoir être informée de notre véritable force de frappe. Et elle est assez maligne pour en déduire qu’on prépare plus de coups fourrés qu’elle ne le savait la dernière fois. D’autant qu’il va lui paraître évident que la force d’intervention de Crandall ne serait pas là si nous ne nous étions pas arrangés pour qu’elle y soit, avant même que vous ne partiez ensemble pour Monica. Elle va se demander pourquoi on ne lui a rien dit, et il ne lui faudra pas longtemps pour formuler quelques suppositions assez justes sur quantité d’autres projets qui se trament à son insu. J’aime mieux lui lâcher le morceau plutôt que la voir en deviner juste assez pour commettre une grave erreur en voulant s’adapter à ce qu’elle croit être le morceau.
— Je pense vraiment que vous devriez en discuter avec Collin, dit Bardasano. Ensuite, si vous estimez encore que c’est une bonne idée – et je ne dis pas le contraire ; pour le moment, je n’en sais rien –, je vous recommanderai sans doute de tout expliquer à Aldona et de lui confier l’opération. Mais il va falloir quelque chose de plus persuasif que la cupidité et les pots de vin pour qu’Hongbo la soutienne à fond sur ce coup-là.
— En ce cas, fit Detweiler avec un fin sourire de requin, il est heureux que nous détenions les relevés bancaires des sommes que lui ont versées au fil des ans les vilains marchands d’esclaves génétiques de Manpower, n’est-ce pas ? Je me rends compte qu’il pourrait malgré cela se montrer entêté. Après tout, la justice de la Ligue ne ferait guère que lui taper sur les doigts. Si c’est le cas, néanmoins, Aldona n’aura qu’à lui signaler que les mêmes informations pourraient malencontreusement filtrer jusqu’aux dingues du Théâtre… »
Il laissa mourir sa voix et haussa les épaules tout en levant les deux mains, les paumes en l’air.
« Je pense que, ça, ça le motivera, acquiesça Bardasano, elle aussi souriante. Le Théâtre est bien pratique de temps en temps, n’est-ce pas ? »